• C’est une histoire déjà un peu ancienne, et je la mets sur papier aujourd’hui dans un temps mort de ma mission à Madagascar.

    L’un des week-ends les moins pourris d’un mois de mars particulièrement pourri nous sommes partis nous balader dans Saint-Denis. Il faisait beau et le temps sans être chaud n’était pas au gel… On voulait aller à l’île Saint-Denis, marcher le long de la Seine, regarder le lot éclectique de bateaux rangés sur les berges, profiter un peu du soleil.

    Encore dans Saint-Denis, pas loin de la rue Brise Échalas, soudain mon regard est attiré par des enfants qui jouent dans la cour d’une série d’immeubles en brique rouge. Ils ont l’air d’être originaires du sous-continent indien et l’un d’entre eux agite une batte encore dans sa housse en plastique. La batte ne peut pas être confondue avec une autre : c’est bien une batte de criquet !

    On joue donc au criquet à Saint-Denis ! A quand une équipe dionysienne ?

    Un peu plus loin, déjà sur l’île Saint-Denis nous croisons un clown triste promenant son chien, un clown androgyne, clown drag-queen ? Il est grand et mince, il porte un manteau de fourrure (le fond de l’air est quand-même frais) son visage est grimé, ses cheveux ébouriffés et il a l’air mélancolique. Son chien est une espèce de bulldog aux jambes arquées. Une apparition surréaliste.

    Nous voilà arrivés sur les bords de Seine. On remonte la rive droite, prenant un chemin boueux bordé par un immense hangar industriel. Nous croisons des péniches, un cargo habité qui semble sorti des années 30 et d’une bande dessinée de Hergé, des bateaux qui à l’abandon. Sur la Seine passe une barque légère à avirons. C’est une barque à une place et une femme est aux rames. Peu après en voici une deuxième. On voit cela plus souvent sur la Cam ou l’Ox qu’ici sur la Seine dans un paysage un peu déglingué de vieux bateaux, friches industrielles et logements sociaux. La rameuse du deuxième bateau est d’origine africaine, elle est sérieuse dans l’effort, ses tresses se mouvant au gré des coups d’aviron. C’est encore une métamorphose : voici un sport qui par son origine et son coût était réservé à une élite de « la Haute » pratiqué sur cette longueur déshérité de la Seine par une femme dont la famille est probablement venue ici de loin.

    Scènes de la vie de banlieue : des enfants jouant au criquet, un clown triste promenant un bulldog jovial et une femme noire tirant, sérieuse, ses avirons.


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    Je viens d’arriver au Niaouly. C’est un dimanche. Après m’être posé quelques minutes dans ma chambre troglodyte je remonte dans la salle restaurant de l’hôtel.

    La gérante et un autre membre du personnel de l’hôtel regardent un film ou une série sur l’écran plat. C’est une émission mal doublée en français. Les personnages à l’écran pourraient être malgaches : ils ont la peau brune et les traits asiatiques, les hommes portent des espèces de stetson que l’on voit parfois les malgaches porter sur les côtes. Le paysage, un foisonnement tropical, pourrait rappeler la côte est de la Grande Île.

    Pourtant un personnage a noué autour de son cou ce qui ressemble fort à un kramah et la fille du trio porte une jupe droite plus indochinoise qu’autre chose. Ils marchent dans la jungle et s’approchent d’un temple en ruine, clairement de style angkorien.

    Voici le trio de personnages assis comme pour prier devant une statue du Bouddha. Soudain une main sort des ruines – elle brûle au soleil comme s’il s’agissait de la main d’un vampire – les personnages reculent mais ne prennent pas la fuite…

    Est-ce une série ou un film cambodgien ? Le doublage en français laisse supposer que cela pourrait venir de l’ancienne sphère coloniale française… mais pour quel marché ? L’Afrique de l’Ouest ne s’y reconnaîtrait pas, alors pour le marché malgache ?

    Je finis persuadé que c’est un film khmer fantastique que ces malgaches regardent, du genre avec effets spéciaux bidouille que j’ai vu parfois à Phnom Penh. Ces liens inattendus tissent une mondialisation différente, peut être moins effrayante, le futur n’a pas fini de nous surprendre !

    PS : l'affiche n'est pas celle du film qui était projeté, mais celle d'un film fantastique cambodgien…


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  • Norodom Sihanouk est mort il y a dix jours.

    Au rez-de-chaussée de notre bureau son portrait est entouré de crêpe noir et blanc et en début de semaine tous mes collègues cambodgiens portaient un ruban noir ou noir et blanc sur leurs chemises et les avenues de la capitale étaient bordées de drapeaux à mi-hampe et de soldats.

    Le soir en zappant au travers des innombrables chaines télévision que ma chambre d’hôtel me fournit chaque chaine cambodgienne montrait des images du feu-roi. Un montage montrait le roi vieux, accueillant des dignitaires étrangers, sans doute à différents moments et en différentes occasions. Il y avait quelque chose d’hypnotique dans la ronde de VIP arrivant en voiture de luxe, au pas sur des tapis rouges, aux salutations protocolaires devant un roi toujours souriant. 

    Une autre chaine se concentrait sur des images d’archive et on y voyait un Sihanouk jeune, avec le même sourire et la même corpulence, actif, en plein air. Ici il conduisait un tracteur, là construisant une maison, récoltant du riz, ou encore dirigeant en noir et blanc des opérations militaires contre les vietminh (il y a donc eu des incursions vietnamiennes au Cambodge dès 1954 ?).

    Une autre chaine montrait d’autres images d’archives, accompagnées de musique classique européenne et de sous titres en français. C’est visiblement un catalogue des réussites du royaume nouvellement indépendant. On y voyait des hôpitaux flambant neufs où s’affairaient des chirurgiens, des usines textiles avec leur main d’œuvre féminine (déjà), des bâtiments de la nouvelle architecture khmère tout juste inaugurés. Ces images respirent l’optimisme et une confiance dans le futur.

    Entre les images du roi jeune et celles du roi vieux… rien.

    Entre les années soixante et les années 90… rien.

    Les hommages télévisés rendus racontent aussi, en creux, la tragédie du pays : il y a un trou de vingt ans dans les images, il correspond au temps écoulé entre coup d’état de Lon Nol en 1970 au départ des troupes vietnamiennes à la fin des années 80.

    La vie de ce roi se confond avec la vie du Cambodge indépendant, avec ses espoirs brisés, puis renaissants. C’est un roi ambigu et les vingt années disparues de la télévision cambodgienne sont ceux de positionnements dangereux. S’il a lutté contre les communistes vietnamiens dans les années 50, il les invite dans le pays dans les années 60, propulsant le pays dans la guerre indochinoise. De son refuge chinois, après son reversement par Lon Nol, il pense pouvoir instrumentaliser les Khmers Rouges qu’il avait avant pourchassé. C’est lui qui aura été instrumentalisé : il se retrouve « Président » d’un Cambodge monstrueux, une année enfermée dans une cage dorée. A la chute du régime Khmer Rouge, le pays étant sous contrôle vietnamien le voilà qui soutient la guérilla nationaliste à laquelle ces mêmes Khmer Rouges participent (un mouvement nationaliste financé par la Thailande et les Etats Unis, soit dit en passant)…

    Un dernier paradoxe, l’État qui lui rend hommage aujourd’hui est un État fermement sous le contrôle du parti mis en place par les vietnamiens lors de leur intervention au Cambodge.


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    C'est le milieu du mois de ramadan à Istanbul et si la journée les rues de Sultanahmed son remplies de touristes là, l'iftar passé, elles sont pleines de stambouliotes déambulant après un bon repas partagé.

    La mairie de Fatih, qui est le nom de cette partie de la ville, est réputée conservatrice et dans ses parties moins touristiques il n'est pas très rare de croiser une femme en tchador ou un homme barbu en shalwar kamiz. La mairie a donc organisé sur l'esplanade autour des mosquées de Sultanahmed diverses festivités pour clore chaque jour le jeune. Nous venons nous mêmes de finir de dîner dans une allée entourés de tablées de gens célébrant la clôture que, comme eux, nous avons attendu (il serait plus juste de dire un peu comme eux, car nous n'avons pas jeûné). Suivant la foule nous entendons les bruits d'un concert, cela ressemble à de la musique religieuse. Nous nous approchons d'une scène portant le logo de la commune.

    Un groupe vient de finir, un autre prend sa place. Dans les gradins – que nous surplombons – les spectateurs semblent être de cette classe moyenne votant AKP, femmes voilées portant manteaux, hommes en costard et moustache. Dans un coin de la scène je remarque un derviche dans une position d'attente ou de prière, il est debout les mains sur les épaules.

    La musique commence, un chant s'élève et l'homme se met à tourner. Il tourne, tourne, sans s'arrêter, comme s'inscrivant dans l'éternité, une main paume vers le ciel, l'autre paume vers la terre, dans ce geste qui doit semer la bénédiction. La musique dure, entêtante (deux semaines après je la sens, pas loin dans mon esprit), et le derviche tourne, encore et encore. Lorsque son mouvement a commencé un mouvement d'excitation ou d’enthousiasme a saisi la foule, elle s'est remplie de bruissements, comme une rumeur l'a parcourue.

    Je croyais les derviches tourneurs devenus uniquement une attraction touristique, leur danse comme vidée de son sens, devenu pur folklore. Là, en ce mois de ramadan, devant un public turc et pieux, sans doute sunnite et conservateur, c'est peut être autre chose qui se joue. On sent que l'AKP en revisitant le passé ottoman avec un œil un peu puritain s'est peut être laissé déborder par ce que cette époque avait de diversité… Ouverte la boîte voilà un derviche qui tourne devant un public turc, comme un retour du refoulé. Le foisonnement soufi du passé émergeant dans le présent.


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