• Nous nous promenions dans la vieille ville de Tbilissi, belle et loqueteuse, passant forteresse abbasside, église géorgienne revue par un chef de police post-soviétique et monumentale mère de la patrie en alu (à Kiev ils ont la même, de la même époque, la seule différence un attribut : là un bouclier, ici une coupe de vin). Tout juste descendus de cette ballade dans les hauteurs, dans ces rues d'églises arméniennes, de synagogues et d'immeubles décrépis nous cherchions un endroit ou manger et éviter l'orage qu'un ciel gris et quelques grosses gouttes de pluie nous avait promis.

    L'orage ne venait pas et on avançait dans la rue Kote Abkhazi, mais c'est alors que nous n'y croyions plus qu'à moitié qu'il s'est abattu sur nous, d'un coup. On se réfugia dans l'encoignure d'une porte cochère, pensant que l'affaire ne durerait pas et que bientôt notre chemin pourrait reprendre.

    A peine à l'abri déjà le déluge mouillait nos pieds, la rue était devenue une rivière et on se blottissait l'un contre l'autre espérant échapper aux gouttes qui de temps en temps nous atteignaient.

    La pluie semblait parfois faiblir et une procession de groupes courant les épaules relevées passait dans un sens ou l'autre : des élégantes géorgiennes les escarpins à talons aux mains, une famille, un groupe de vieux en chemise blanche, kippa vissée sur la tête se rendant au service du Sabbat. Les voitures semblait des navires quand elles remontaient la rue laissant derrières elles un sillage. La brève période d'accalmie finie l'orage repris plus fortement, cassant la branche d'un arbre voisin, rabattant un voile de pluie vers notre abri, faisant déborder les gouttières, apocalyptique. Et malgré cela il y avait finalement quelque chose de méditatif dans ce moment sous l'encoignure de la porte, l'eau tombant encore, encore…

    Mais l'orage faibli une fois de plus et cette fois, sans attendre nous nous élançâmes nous aussi, courant sous la pluie, le restaurant en ligne de mire.

     

    L'encoignure photographiée n'est pas notre refuge…


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    Je viens d’atterrir, le vol a été long, la place trop petite et la nuit peut être trop courte. Au radar je monte dans le premier RER à destination de Paris. Seul dans le wagon aux couleurs criardes des années 80 je me rends compte que c’est un direct pour la Gare du Nord, un de ces RER que les touristes et autres voyageurs bénissent mais que depuis le quai d’une gare de banlieue le commun des mortels maudit (j’ai été celui-là sur le quai de la gare du Blanc-Mesnil).

    Le train s’enfonce dans la banlieue, quittant peu à peu la verdure qui subsiste à Roissy, le grand périurbain, pour retrouver les usines abandonnées de la plus grande couronne. C’est là que mon voyage un peu méditatif (ou plus simplement endormi) est troublé par quelques notes d’accordéon, comme si on testait l’instrument. Je me vois déjà subir sur les kilomètres qui me restent la série supposément française des accordéonistes de métro… mais nulle exclamation joviale ne vient lancer la rengaine.

    Le train traverse un paysage de friche industrielle, de monumentaux graffs, et derrière-moi quelque part dans le wagon vide s’élève une complainte balkanique, une voix lancinante accompagnée par un accordéon morose, une mélodie simple. C’est beau.

    Je suis seul dans le wagon à part l’accordéoniste triste et je me rends compte qu’il ne joue pas pour moi, mais pour lui-même, peut-être par nostalgie. On passe de paysage décrépit en chantier de nouveaux quartiers d’affaires jusque à la Gare du Nord ou je descends, laissant l’accordéoniste et sa mélopée. Il ne m’aura rien demandé.

    J’imagine que c’était pour lui aussi une espèce d’intermède avant les heures de manche dans nos souterrains à jouer La vie en rose ou quelque autre morceau de ce que l’on s’imagine est notre folklore…


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    Écrire ce billet depuis un crépuscule tananarivien est étrange, il évoque les Cévennes, la Guyane et les traces que l’homme a laissées dans ce paysage, les traces végétales.

    En avril dernier j’ai passé quelques jours chez mon père dans sa massive maison de pierres lovée au fond d’une vallée de terrasses abandonnées et de châtaigniers. Une vallée en friche, peuplée de sangliers. Le premier soir mon père a servi une assiette de fruits ressemblant à des olives que je ne connaissais pas.  Il les avait fait macérer dans du vinaigre. C’était des cornouilles, fruits du cornouiller mâle.

    Il avait trouvé ces fruits sur un arbre dans la jachère qu’est devenue la vallée. Un arbre qui avait été planté là pour des cornouilles alors appréciés et maintenant oubliés. Il avait été planté là pour son bois aussi – on en fait des manches d’outils. Il avait été planté là a l’époque où la vallée était vivante, peuplée, il y a déjà longtemps. Avec son fruit ignoré, l’arbre est presque invisible pour qui ne le connaît pas. Il semble être arrivé là par hasard – on le prend facilement pour un arbre sauvage. Mais ce paysage – peut être comme tous les paysages aujourd’hui est un fruit humain.

    En février j’étais en Guyane. C’est un pays vide que la France a pendant longtemps essayé de remplir. L’enfer vert dit-on de l’Amazonie si peu habitée, la jugeant d’une grande hostilité. Certains disent maintenant que ce désert là, était autrefois, avant la rencontre catastrophique des mondes, bien plus peuplé. Les fruitiers de la forêt immense ne sont peut être pas là par hasard, mais comme les cornouillers des Cévennes le résultat d’une activité humaine aujourd’hui oubliée, effacée en France par l’exode rural, et en Amérique par l’hécatombe de la variole. Et un paysage autrefois vibrant est vidé par l’histoire.


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  • Plus je voyage plus les entrelacs improbables de l’histoire me frappent.

    J’étais en Guyane Française pour le travail, ce surréel morceau de France tropicale. La forêt omniprésente venant couvrir de moisi les panneaux signalétiques si typiques de notre pays, le soleil puissant en écaillant la peinture.

    On m’avait demandé d’appuyer mes collègues urbanistes sur de la conception de réseau pour la réhabilitation d’un quartier d’habitat spontané : c’est-à-dire un  quartier  que des gens venus d’ailleurs avaient construit eux-mêmes. Des quartiers de maisons en bois au toit en tôle, des quartiers me faisant penser aux villages nicaraguayens dans lesquels j’avais travaillé dans la région de Matagalpa (car au final, n’en déplaise à certains, la Guyane Française est bien en Amérique Latine).

    Ces quartiers sont habités par des bushinengé – descendants du marronnage, vivant depuis longtemps avant le bagne sur les deux rives du Maroni. Certains sont nés du bon côté du fleuve, d’autres du mauvais, mais comment ce fleuve peut devenir frontière, lui qui est voie, lien, porte d’entrée à la forêt ?

    Leurs ancêtres provenant de divers parties d’Afrique, les langues des bushinengé sont des créoles, toutes contiennent une part importante de mots d’anglais car ce sont des colons anglais qui ont les premiers occupé la côte du Surinam et ce sont ces plantations que les premiers marrons ont fui.

    Le saramaca est l’une de ces langues, à la différence des autres langues bushinengé elle comprendrait une part importante de mots portugais – le résidu de maîtres lusophones…

    Et l’improbable est là : ces maîtres lusophones auraient été des séfarades fuyant le Brésil.

    (En tirant le fil du créole d’un peuple marron vivant sur les bords du Maroni on retrouve l’expulsion des juifs du Portugal en 1496 et les tribulations qui les menèrent d’abord aux Pays-Bas puis au Brésil où la première Synagogue des Amériques ouvre en 1636.)


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  • Quand je suis à Phnom Penh je travaille dans la rue 330 à une encablure de Tuol Sleng (le lycée Tuol Svay Prey), lieu d’enfermement et d’interrogation connu sous le nom de S21. La photo qui illustre cet article a d’ailleurs été prise du toit du bureau. C’est un bâtiment que je vois souvent, devant lequel je passe quand je suis ici, un bâtiment banal, sans doute issu ou inspiré par une certaine architecture utilitariste des années 50. Il ressemble à un collège ou à un lycée d’une province française – ce qu’il est d’une certaine manière.

    Lors que je l’avais visité en 1998 ce sont les détails de ce lieu de mort qui m’avaient frappé : comment telle salle de classe avait été transformée – à la va vite – en une multitude de cellules, des murs d’une seule rangée de briques découpant l’espace sans pourtant arriver jusqu’au plafond ; comment du fer à béton avait été façonné par un forgeron pour devenir une entrave ; comment un lit était devenu un instrument de torture ; comment une série d’objets, un lieu banal devenaient des armes, une prison par destination.

    Et puis un peu plus tard en ce mois de juillet, nous avions visité l’un des champs d’exécution. Il faisait chaud, humide : un temps tropical. La végétation était verdoyante, foisonnante comme elle l’est si facilement sous ces latitudes. Il y avait quelque chose de surréaliste dans l’hiatus entre cette nature si vivante et ce qui s’y était passé. Je me suis rendu compte alors qu’à la banalité des lieux il fallait ajouter la banalité des jours – la quotidienneté routinière du mal. L’atrocité pouvait avoir lieu dans des lieux fertiles et beaux et dans des jours ensoleillés, chauds, l’air vibrant d’insectes.

    Peut-être est-ce à cause des films vus, des photos des livres d’histoire, de toute cette imagerie répétée – j’imaginais que le mal n’avait lieu que dans des lieux sombres, froids, qu’il était en quelque sorte monochrome. Je l’associais à la grisaille, à la pluie, à un ciel bas et menaçant. Qu’il surgisse en plein jour, au milieu un paysage de rizières et de palmiers à sucre et me voilà désarçonné… Comme si en imaginant les événements se dérouler dans la même chaleur moite que je vis, je mesurais, finalement, leur réalité.


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